Etiez-vous nombreux à être « partis en France »…durant l’hiver 1950 ? Non ?
Nous, nous quittions Alger, définitivement, portés par l’espoir de vivre mieux… en métropole.
Était-ce peut-être trop tôt pour nombre d’entre vous ? Vous qui me lisez, vous n’étiez peut-être pas nés… Mais en effet, combien étions-nous à quitter Alger la Blanche, sur ce bateau « Le Ville d’Alger » en ce 2 décembre 1950, cramponnés au bastingage, sous les embruns, piétinant ce pont gris aux lattes de bois délavé, fixant les eaux verdâtres et sales du port avant que le navire noir et blanc ne tangue sur cette mer que nous découvrions, à notre stupéfaction, violette, forte, cette mer qui commençait à se former et à ourler la crête de ses vagues d’une écume blanche, au fur et à mesure que notre ville natale s’éloignait. Mais nos petits estomacs découvraient l’inconfort des premières nausées aussi nous dûmes renoncer bien vite à ce spectacle , et rejoindre nos cabines, franchissant de longues coursives, en titubant pour règler notre pas sur ce sol vacillant qui nous échappait au moment ou nos pieds s’y posaient. L’heure du déjeuner arriva bien vite…
Mais la curiosité de découvrir cette salle à manger de 1ère classe, somptueuse, emplie de tables nappées de blanc et décorées de multiples couverts argentés, ne dura que peu de temps, celui de découvrir pour la première fois de ma jeune existence d’enfant juif , l’aspect composite et “métamorphique” du pâté de tête , gelée solidifiée à base de pûr porc et poils garantis! En effet, avec les sueurs des premières nausées je découvris le “mal de mer”, nous dûmes battre en retraite dans nos cabines… et nous y restâmes à vomir dans nos récipients en bakélite noire, jusqu’à l’arrivée au port de Marseille, le lendemain matin….
Maman qui avait vendu le peu de meubles qui nous restaient, récupéra une somme d’argent juste assez suffisante pour acheter nos billets de bateau à destination de la métropole, six places en 1ère classe, dernière folie, dernier pied-de-nez à une vie de chômeur vécue à crédit, et premier acte digne d’une vie de futurs riches, à laquelle Papa pour mieux la convaincre de quitter l’Algérie, l’avait préparée en lui vantant ” les monts et merveilles” de leur future vie parisienne…N’allions-nous pas, en effet, comme on le disait alors habiter dans un “immeuble bourgeois” …Bourgeois…ce terme avait à l’époque pour moi une autre résonance, puisque Maman portait alors, un parfum de la marque “Bourjois”, sur l’emballage duquel, comme par hasard, se découpait la silhouette de la ville de Paris, alternant en continuité les monuments touristiques tels que la Tour Eiffel, l’Arc de triomphe…avec les toits mansardés de la ville. Très chic, très parisien…Mais j’avais aussi vu déjà des représentations de ” bourgeois” sur des gravures représentant de gros messieurs orgueilleux, j’appris plus tard que c’est Daumier qui en était l’auteur. Ainsi dans mon esprit d’enfant se mêlaient sous le terme d’ ” immeuble bourgeois” tous les éléments d’un monde à l’assemblage mystérieux…
Seule, Maman, n’avait pas été malade durant la traversée alors que Richard, le plus jeune frère de Papa et nous quatre, avions souffert et étions aussi deshydratés qu’affamés…Pas de grands souvenirs de Marseille, si ce n’est celui d’un grand espace hurlant et fumant, froid, anonyme, dans lequel zigzaguaient des porteurs surchargés de bagages…Puis la chaleur du compartiment, la vitre recouverte de buée et dégoulinante de larmes, à travers laquelle le paysage froid et brumeux se déroulait, interrompu par les tunnels qui happaient notre train dans un claquement sec. Et puis Maman prévoyante savait que que nous aurions faim, aussi je redécouvris les sandwiches au pâté de tête …et au jambon…
C’est dans la nuit, tard, que nous retrouvâmes Papa sur le quai de la Gare de Lyon…Là aussi pas de souvenirs précis…le plaisir d’entendre sa voix, de le voir s’occuper de nous. Une gare très sombre: des lumières faibles et trop haut perchées, le froid vif , une très grosse horloge…et puis tout là-bas au bout d’un grand boulevard bordé d’arbres nus, un pont de chemin de fer suspendu…le métro aérien, traversant le boulevard. Nous arrivions près de Chateau Rouge et allions passer notre première nuit chez la tante Rosette.


L’hiver 51. Ce Paris glacial, trop grand, et trop noir et trop blanc…trop de suie et trop de neige, trop de cheminées fumantes et trop de givre. Le cœur gros. La mélancolie d’un enfant ayant abandonné sa 6ème du lycée Bugeaud, tout blanc, pour rejoindre ce lycée Condorcet aux murs tout noirs…Tristesse de ce métro parisien, intestinal, tiède, fétide, strident et sombre. Ah, mon « tram » de Bab el Oued, dinng, dinng !dinng dinng !. Tu rasais de si près les arcades de la rue Bab Azoun, que j’en avais peur ! Mon pays, ma ville blanche, comme vous me manquiez déjà!


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