Le balcon: du matin au soir.

Durant les vacances d’été, les différentes phases de la journée réglaient nos activités : l’ombre du matin protégeait notre balcon et nous procurait ainsi une aire  de fraîcheur propice pour nous  occuper à des jeux plutôt calmes et faisait de nous des observateurs passifs mais curieux des mouvements de la rue.

En fin de matinée celle-ci s’agitait en effet, annonçant le retour des ménagères du marché de Bab el  Oued. Les mauresques drapées de leur voile blanc, avançaient droites, la tête redressée sous le poids de leur couffins en paille tressée, lourdement chargés, les maintenant  en équilibre malgré leur progression hésitante sur les bosses et les trous  du trottoir.
Les mamies espagnoles, vêtues de robes noires tachetées de petites fleurs blanches, portaient  à bout de bras leurs paniers légèrement rebondis, modestement chargés, progressant dans la montée de notre rue tout en respectant de courtes haltes. Les pauses étaient marquées par de brèves  conversations avec l’une de ces femmes assises sur leurs chaises paillées , devant l’entrée de leur  immeuble, comme des sentinelles permanentes des va-et-vient de la rue.
D’autres femmes accortes, essoufflées,  dirigeaient du geste et de la voix un ou deux yaouleds qui les suivaient,  de jeunes enfants porteurs de deux et même trois couffins lourdement remplis de victuailles enveloppées dans du papier journal. Quand il n’était  pas encore trop tard pour elles, certaines s’arrêtaient  pour échanger quelques palabres en arabe avec l’épicier, le “moutchou”  ou le mozabite , comme on les appelait.
Et puis, il y avait  ces hommes  bruyants, volubiles, s’épongeant le front de leur mouchoir, qui remontaient l’avenue avant le repas de midi, progressant par étapes, s’arrêtant en  saisissant le bras de leur interlocuteur, pour appuyer un mot ou ponctuer une phrase en agitant de haut en bas leurs mains les doigts réunis vers le haut, puis repartaient, s’arrêtant de nouveau,  terminant probablement une discussion initiée au café devant le  comptoir garni de petites assiettes de kémia ou   de brochettes fumantes, le tout bien arrosé de quelques verres d’anisette…

Les arômes d’ail et d’oignons frits, les fumets de grillades de viandes, de poissons ou de poivrons, les cliquetis des vaisselles et les appels à table qui nous parvenaient , annonçaient le repas de midi.
Et le soleil s’élevant dans sa course au zénith,  projetait   sa lumière aveuglante  sous forme de tâches claires sur le sol  des trottoirs ici et là, et de larges aplats  sur les murs des façades, réduisant ainsi à néant ou presque, l’ombre grise protectrice des rebords de notre  balcon.

Après le repas, le désœuvrement et l’ennui commençaient alors. Pas de spectacle. Rues désertées, éclatantes de lumière ou plongées dans les ombres tièdes et bleutées de leurs rangées d’arbres.
Ronronnements d’un camion essoufflé remontant l’avenue.
Trépidations d’une charrette gravissant  la chaussée par endroits défoncée,  aux essieux lourds,  dont les  bruyants crissements se mêlaient aux claquements métalliques désordonnés des sabots ferrés du cheval, brutalement stimulé par la voix du cocher aidée  d’un cinglant coup de fouet. Et de nouveau, jusqu’au      prochain coup de semonce, l’animal de  trait avançait lentement, peinant sous l’effort, frappant rageusement de ses antérieures les gravillons sur le sol . Dodelinant de la tête,  de gauche  à droite,  ce mouvement devenait plus saccadé, comme un signe de refus devant la lourde charge à tirer et les ordres intempestifs du cocher.
Du loin, parvenaient ces bruits habituels de l’après-midi qui troublaient   nos siestes :   la sirène d’une scie électrique débitant le bois,  le martèlement de la tôle par la masse d’un carrossier courageux.  De l’autre côté de la rue, dans l’ombre, un poste de radio retransmettait la voix d’un  Caruso grésillant. Il fasait chaud. Pas une brise d’air de la mer. Pour nous rafraîchir, seulement un  brin d’éventail ou un courant d’air  précieusement entretenu en gardant toutes les fenêtres et portes de l’appartement entrouvertes.

C’était l’ heure de  la sieste, obligatoire, bercée par le tic-tac du carillon sonnant  une note tous les quarts d’heure ,   et  le moment d’imaginer des  ruses  pour y échapper…

Ce rituel débutait toujours dans l’alcôve, sur le sol plus frais, à même le carrelage. Mon frère et moi disposions un oreiller sous notre tête, allongés sur le dos, bien à plat. Notre stratégie s’adaptait à  la profondeur  du sommeil  de la personne adulte, censée nous imposer la sieste…La première étape débutait aux premiers signes d’abandon de notre surveillant(e), en effet,  un premier ronflement enclenchait aussitôt  chez nous le réflexe du mouvement talon- fesses nous permettant de nous glisser sur le  dos , hors de l’alcôve en poussant sur les talons… Nous  nous glissions  ensuite, dans le plus grand silence, sous la lourde tenture de velours rouge qui créait dans cette pièce une douce pénombre fraiche propice au repos…Puis nous rejoignions tantôt nos voisins de palier dont  les portes des appartements restaient habituellement ouvertes , tantôt le balcon pour y poursuivre notre après-midi, sauf lorsque le soleil étant devenu trop fort, on nous criait:
“rentrez du balcon, vous allez attraper une insolation!”…

Plus tard en fin d’après-midi, nous nous adonnions quelques fois à la lecture de bandes dessinées de l’époque, une véritable floraison, voyez plutôt: “Sergent Gary”, “Jim la Jungle”, “Le monstre du Bengale”, “Mandrake le magicien”, “Bibi Fricotin”, “Les pieds Nickelés”, “Spirou”, “Pim, Pam, Poum” dont un des personnages , l’autoritaire tante Pim, ressemblait singulièrement à l’une de nos grandes tantes…
Ou bien alors, lorsque  l’énergie que mon frère et moi avions accumulée et contenue  durant  toute la journée atteignait son paroxysme, nous passions  à des jeux plus toniques…Je me souviens de l’un d’eux “la savate”,  qui se transformait généralement en course poursuite à travers l’appartement pour se terminer en pugilat…Mon frère aîné trichait beaucoup trop: lorsqu’il perdait la partie il échappait à la punition des dix coups de savate sur les mains en s’enfuyant, alors que moi, trop honnête, si j’étais le perdant, j’acceptais résolument  le châtiment  jusqu’à avoir mes mains enflèes, et bien rouges,  sous les coups hargneux du vainqueur, mon frère…

Et venait l’heure où l’on devinait la lune falote  là-haut dans le ciel encore bleu, le soleil baissait derrière les collines de la Bouzaréa, la chaleur se faisait moins pesante, une légère brise, tiède, faisait  onduler les stores de la salle à manger, on ouvrait les persiennes et les bruits familiers du soir revenaient.
Pour ma part,  je ressentais  souvent à ce moment-là une forme d’angoisse que j’essaie encore aujourd’hui de comprendre…Etait-elle due à l’approche de la nuit, ou à  une jeune enfance vécue dans le drame de la guerre qui emporta notre oncle maternel, un jeune héros âgé de vingt ans, à l’aube  d’un matin de septembre 1944, lors d’ un assaut sur le front des Vosges?
Aujourd’hui, je comprends mieux combien ce balcon nous  permit, à mon frère et moi, de nous isoler de ce douloureux deuil qui suivit cette disparition, jusqu’à notre départ vers la France en 1950. Ce balcon  fut ainsi comme un exutoire, un regard que nous portions vers cette vie du dehors,  chargée d’inconnu mais aussi d’espoir, différente de celle que nous vivions dans ce logement endeuillé.  Notre grand-mère maternelle, qui avait perdu son mari un mois avant la mort de son fils , vit sa solitude et son chagrin distraits par notre présence, un remède   pour qu’elle ne devienne pas folle. Notre mère et nous deux vivions à sa charge  depuis le début de la guerre, sans ressources, attendant le retour de notre père mobilisé depuis 1939…

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