Sur le chemin du retour…

“Repos!” … “Garde-à-vous!”… Nous assistions à la levée des couleurs, comme tous les matins, mais ce jour-là était  particulier.

Dans le silence, nous attendions figés, les mains plaquées sur les coutures du pantalon, que  les noms de ceux qui allaient quitter la base aérienne de Toulouse-Francazal pour rejoindre l’Algérie, fussent prononcés par le Commandant de la base…J’avais le secret désir de retrouver ma ville natale, Alger, que j’avais  quittée définitivement  dix années plus tôt en 1950, bien que nous y passâmes nos  vacances en 1952.

Mon nom résonna enfin dans la grande cour de cette caserne…Près de moi, me parvinrent les murmures de déception de certains de mes copains de chambrée à l’énoncé de leurs noms,  mais cette journée froide et ensoleillée de la fin  décembre 1960 restera pour moi une belle journée, remplie d’espoirs, comme ceux de retrouver des parents proches et la ville  de ma première enfance!

Quelques jours plus tard, ce fut  mon baptême de l’air. Par une après-midi glaciale de Janvier, nous embarquâmes à bord d’un avion Nord-Atlas 2501 qui atterrit à  la nuit tombée,  sur l’aéroport de Maison-Blanche… A la sortie de cet appareil, je respirai avec plaisir un air tiède, doux, une brise légère au   parfum de  fleurs d’orangers, bien que leur floraison ne fût   plus de saison. Cet accueil de Dame Nature me remplit soudain d’espoir et de contentement devant ce temps que j’allais vivre,  et cet espace que j’allais redécouvrir comme une personne chère à mon cœur.

J’étais heureux de vivre ce retour…

Quelques jours plus tard, j’obtins enfin un “quartier libre”, une permission du soir  difficilement négociée.  Je descendis du « trolley », impatient de redécouvrir cette  place des Trois Horloges, que je trouvai si petite… le kiosque du glacier Grosoli sur la place du marché derrière l’arrêt du tram était encore  là, et le souffle court je m’apprêtai à remonter l’avenue de la Bouzaréa…

Ce tronçon de rue était trop court  à parcourir  pour que ces lieux familiers me permissent de  restituer instantanément mes  souvenirs. Je cherchai et je reconnus sur mon chemin, le pied de lampadaire surmonté de trois horloges et  plus loin sur ma droite, la cité des Vieux Moulins au bas  de la côte de la Basséta,  le magasin «Le Confort Intégral»…  A  l’opposé sur ma gauche je retrouvai le salon de coiffure, puis la boulangerie Clapès, et le passage vers la rue Léon Roches, un peu plus haut le marchand de lait et l’épicier Santis, dont les boutiques  encadraient l’entrée de l’immeuble où je me rendais …là où je suis né.

Ainsi, après huit ans d’absence je redécouvris ce quartier de Bab el Oued au risque d’être déçu, et je le fus un peu. Ce soir-là, Je me sentis comme un étranger dans ces lieux témoins de mon enfance, comme si les passants aussi muets que les  murs et les rues ne me reconnaissaient plus: le retour ne pouvait effacer une si longue absence. Il me fallait faire  l’effort de me rapproprier ces endroits, de me les rendre familiers et pour cela   je devais les réinvestir par les souvenirs qu’ils m’évoquaient. L’uniforme militaire que je portais faisait de moi un adulte mais ce soir-là, je recherchais parmi cette avenue, comme à travers le voile flou de ces  années passées, l’enfant  que j’étais alors.

Dans l’obscurité crépusculaire de cette fin de journée, alors  que je remontais  l’avenue de la Bouzaréa, «ma rue», les souvenirs liés aux  lieux qui avaient marqué mon enfance revinrent bien trop lentement et restèrent imprécis. Mais au cours de mes deux années de service militaires effectuées à  Maison Blanche et à Blida, j’eus à revenir souvent dans mon quartier à  l’occasion de permissions, j’eus le temps de me souvenir, et même encore  aujourd’hui, de compléter  certains détails.

Sur cette place des Trois Horloges que j’abordais, je resituais ce gamin que j’étais, lorsque revenant de l’école  de la rue Franklin, je rencontrais  parfois mon grand-père paternel,  aveugle, balayant devant lui le sol de sa canne blanche.  Je lui  saisissais alors  sa main : « Pépé, c’est Guy…» et je l’aidais  à traverser la place, ce grand-père toujours vêtu d’un bleu de chauffe, à la veste  boutonnée haut jusqu’au col, si timide, parlant peu et dont la barbe parfumée au tabac à priser me piquait les joues lorsqu’il m’embrassait…

A l’angle de la place, la chemiserie Moatti offrait aux regards des passants, des vêtements de belle façon et une lingerie de qualité,  c’est ici dans cette boutique que notre grand-mère nous entraînait, mon frère et moi, pour « nous habiller»…

Peu de souvenirs revenaient à moi, en remontant ce tronçon de rue situé entre la Place des Trois Horloges et le bas de la côte de la Basséta, probablement parce qu’il représentait l’espace qu’il nous était interdit de fréquenter. Nous l’empruntions pourtant tous les jours, pour nous rendre à notre école, mais nous échappions alors à la surveillance de nos proches,  par proches, entendons les connaissances de nos parents, leurs amis, les amis de leurs amis, la concierge, le boulanger, sa femme, et le coiffeur qui tenait sa boutique à la limite de ce secteur…Autant de sentinelles, prêtes à transmettre leurs rapports en cas d’incartades. C’est ainsi que je me vis reprocher lorsque je traversais l’avenue de frôler de trop près les  voitures (c’était devenu pour moi un vrai jeu bien que  dangereux …). Je ne sais plus quelle «sentinelle» fit alors son rapport à ma grand-mère…

Le coiffeur …Parlons-en ! Nous nous  y rendions seuls mon frère et moi,  et  souvent, tant les poux constituaient l’obsession et le cauchemar  justifiés de nos parents. Sa boutique se trouvait à une centaine de mètres plus bas, de notre domicile, sur le même trottoir. Il fallait escalader deux hautes marches pour pénétrer dans le salon de coiffure, protégé contre l’entrée des mouches par un épais et lourd store assemblé de petits bâtonnets de  bambous et de perles multicolores, que je me plaisais à traverser lentement, en passant le seuil,  tant j’aimais ressentir la caresse et écouter le claquement creux et discordant de ces petites flûtes de bois.

A l’intérieur, dans cette atmosphère tiède, aux parfums mêlés d’eau de Cologne et de tabac, régnait  la torpeur de ces débuts d’après-midi, propice à la sieste ; le silence qui y régnait était troublé par  les faibles gazouillis ou les  tours joyeux du  couple de canaris s’agitant soudain frénétiquement  dans leur cage, le cliquetis des ciseaux tantôt lent, tantôt saccadé, le long va-et-vient feutré de la lame de rasoir sur l’affûteur de cuir, le souffle du brûleur à gaz réchauffant l’eau d’un appareil tenant plus du samovar que d’un réservoir d’eau chaude, et de nouveau l’entrechoc des petits bambous saluant en cette heure l’entrée et la sortie des rares clients.

Lorsque notre tour venait, le coiffeur disposait sur les deux accoudoirs du large fauteuil en cuir vert, une planchette de bois lisse sur laquelle nous nous asseyions. Une coupe de cheveux bien dégagée, «à la brosse», toujours. Un jour , alors que j’étais en classe de  maternelle, maman ne donna pas de consigne particulière au coiffeur et tarda un peu pour venir me reprendre, le résultat fut qu’elle me retrouva le crane totalement rasé : «comme vous ne m’avez rien dit,  je lui ai fait une «coupe à l’officier», vous savez avec les poux qui traînent, c’est mieux!» lui dit-il…

Je n’aimais pas du tout la façon dont il achevait son œuvre : il passait un blaireau mouillé sur le cou et terminait au rasoir les tours d’oreilles…j’avais très peur qu’il ne me les coupât mes oreilles, sa grande menace si l’envie me prenait de  bouger. Puis avant de me libérer, il retirait  la blouse qui me protégeait en la secouant énergiquement et me donnait une bonne claque sur la nuque en poussant un tonitruant «à la coupe» !

« Clapès », la boulangerie qui me faisait envie, au retour de l’école, tant l’odeur du pain frais m’attirait et mon regard alors découvrait les plantureuses fougasses exposées comme des œuvres d’art derrière la vitrine…Nous y allions souvent mon frère et moi pour emprunter  de lourdes plaques métalliques noires, afin de  les ramener chargées  de couronnes  recouvertes de sucre glace et autres gâteaux fait maison au moment des fêtes de Pourim… Le boulanger les enfournait au moyen d’une large pelle plate en bois. En attendant la fin de la cuisson, j’observais cette farine qui recouvrait le sol par endroit, dans l’arrière-boutique où se trouvait le four ; tout était blanc : le boulanger, les murs, les corbeilles remplies de pain, les profonds pétrins en bois et cet énorme pétrin en fonte  qui tournait la pâte énorme  et dont on nous tenait bien à l’écart…

Plus haut dans l’avenue, sur la gauche, un petit passage à forte pente tout cabossé et déformé par les ornières dévalait vers la rue Léon Roches. En son milieu, sur la façade d’une maison,  était  pratiquée au rez-de-chaussée, une ouverture à la porte entrouverte et  de laquelle s’enfonçaient quelques marches descendant vers une pièce sombre, faiblement éclairée par une ampoule électrique. C’était l’antre du ferblantier, un homme âgé, un vrai  magicien dont j’observais avec émerveillement la dextérité avec laquelle il transformait les fils de fer blanc en cages à oiseaux. Il était assis contre le mur sur une chaise paillée, devant la porte de ce qui devait être son atelier. Je me revois à suivre  avec admiration, chacun de ses mouvements :    tirant sur ces fils, les alignant, tordant les extrémités, les dressant côte à côte pour que cette cage commence à prendre forme…

L’entrée de mon immeuble, que  je me préparais à franchir, était encadrée de deux boutiques.

A gauche celle du marchand de laitages, celui-ci versait dans notre bidon d’aluminium un lait bien épais et crémeux. Nous en remplissions plusieurs verres à ras bord de ce  liquide qui fermentait spontanément pour nous donner un délicieux  lait caillé au goût aigre. On se fournissait en beurre de baratte, bien blanc,  à l’arôme si particulier.

A droite M. Santis tenait une boutique qui nous régalait: les caramels mous sous cellophane,  les boites de coco Bauer, aux couvercles de différentes couleurs,  la réglisse en bâtons qu’on mâchonnait des heures durant, les  rouleaux de réglisse, la boite de Zan en pastilles et la Tortoza en tablettes, les bouteilles d’Antésite à l’extrait de réglisse (encore la réglisse !…)  qui parfumait notre broc d’eau fraiche pour les repas  ou pour nous désaltérer et  surtout le Selecto, notre boisson gazeuse parfumée gourmande.

Il faisait presque nuit lorsque je pénétrai dans le hall de mon immeuble, le pas hésitant dans cette obscurité en m’approchant  des premières marches  de l’escalier, mon esprit s’adapta presque instinctivement à cette réduction de l’espace environnant, cet espace que j’imaginais plus grand depuis l’âge de mes douze ans. Des odeurs de tabac froid se mêlaient à celles de la cuisine des repas du soir, indéfinissables, mais qui ouvraient l’appétit.

Au moment de gravir ce premier étage, plongé dans la pénombre, je  reconnus en moi un sentiment d’anxiété, celui que je ressentais souvent, alors enfant, à l’approche du soir entre chien et loup, à la nuit qui venait, à l’ampoule de la chambre qu’on éteindrait pour dormir avant d’être enseveli dans le noir… Je me  sentis soudain très seul, étranger devant ces portes closes, je fus comme assailli de pensées furtives qui ressurgissaient soudain étage après étage, sans lumière. Des pensées tristes surtout lorsque je passai au deuxième étage devant le logement que nous occupions avec nos parents, nous y avions connu en effet peu de moments heureux…

Le quatrième palier seul, était éclairé et diffusait faiblement un peu de sa lumière vers  l’étage inférieur, où j’entendis quelques appels et un peu de musique au travers d’une porte, avant de gravir le quatrième étage. Une fois qu’il fut atteint  Je tendis l’oreille, retenant mon souffle pour essayer de reconnaître une voix, en passant devant le logement de M. Abensour et celui de Juliette. En vain.  Aucun bruit, aucune porte ouverte, personne.

Je fis une pause avant de m’approcher de la porte du logement occupé par ma grand-mère, prêtant l’oreille pour saisir quelques bruits ou voix familières : j’entendis quelques pas et des chocs d’instruments de cuisine, pendant que je  redécouvrais la plaque de laiton vissée sur la porte: «Mme Vve Raphaël Attali et ses Fils» , alors qu’elle vivait seule .

Ma tête dépassait la hauteur du judas. Huit années s’étaient écoulées depuis notre retour en métropole… Mon regard se porta sur ma tenue de militaire, je réajustai mon ceinturon repositionnai  mon calot. Je revenais en  adulte, en homme auquel mon pays demandait de défendre les intérêts de la Nation. Je me sentais responsable, investi de cette confiance. Mais moi, je savais surtout que  c’était bien l’enfant qui était encore en moi que je venais retrouver ici, après toutes ces années. Je réalisais que j’étais   comme un grand frère, un peu plus fort, qui venait  lui donner la main, l’aider à vaincre ses peurs enfantines, et restituer à son enfance les couleurs que les peines de la  vie lui avait masquées.

Je m’apprêtais à presser  le bouton de la sonnette puis à toquer selon le rituel familier, familial,  un coup, trois coups, deux coups :   toc..toc,toc…toc…toc,toc.

Après un silence, des pas approchaient, j’entendis : « Qui est-ce ? »…

Je répondis : « c’est moi, Guy »

La porte s’ouvrit…

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