Je devais avoir 5 ou 6 ans. Ce matin-là, le départ à l’école de la rue Franklin aurait pu être identique à ce que nous connaissions, mais allez savoir pourquoi certains jours, les cycles physiologiques n’obéissent pas à la rigueur des horaires scolaires. Ainsi en alla-t-il ce jour- là.
Tout commença au petit déjeuner par ce café au lait, toujours trop chaud, dans lequel je trempais une tartine de pain beurré que j’égouttais bien au-dessus du bol avant de l’enfourner dans ma bouche, et quel délice alors de retrouver le goût particulier de ce beurre blanc mélangé à l’arôme du pain frais tout chaud ! (Lorsque tout allait bien et que l’ambiance était calme et détendue, je prenais le temps de recouvrir soigneusement, la totalité de la surface de ma tartine de ce beurre que l’on conservait à la glacière, dans un grand bol contenant de l’eau fraîche…Mais à l’approche de l’été, ce moyen de conservation n’était guère efficace).
Donc, lorsque le lait après avoir bouilli, restait trop chaud pour être bu, comme ce matin-là, nous avions le droit de demander exceptionnellement le refroidissement progressif par changements de bols : le liquide bouillant se refroidissait en passant ainsi d’un bol à l’autre. La rapidité de cette opération était fonction de la dextérité ( et de la patience…) de la maîtresse de maison, du nombre de bols froids disponibles et de leurs contenances respectives qui devaient être au moins identiques. Mais pour bénéficier de cette faveur, il fallait ajouter à la température élevée du lait une seconde condition : l’état d’urgence imposé par le départ à l’école.
Ce jour -là je n’étais pas particulièrement en retard je pense, car l’on a dû me dire alors : « laisse le café au lait se refroidir.. ».
Confiant dans le temps qu’il pouvait me rester je rejoignis « les cabinets », pressé par un besoin naturel, muni d’un « p’tit livre », magazine illustré. La lecture de Mandrake le magicien, ne facilita certainement pas ma concentration sur une activité physiologique intestinale subitement bien ralentie et je dus rester probablement trop longtemps jusqu’à éveiller l’inquiétude de mes proches.
Rappelé à l’ordre par « dépêche-toi, tu vas arriver en retard à l’école ! » je décidai de me concentrer davantage sur mes intestins obscurs sans que pour autant cela ne servit à quelque chose. Pendant ce temps, de l’autre côté de la porte, la situation empirait progressivement, un mot nouveau pour moi, était décliné à mon endroit : constipé, constipation :
«Ma fille – dit ma grand-mère – je te dis qu’il doit être constipé, c’est de la constipation çà, crois-moi ! »
Enfin on frappa à la porte :
« Ca y est ? Réponds ! Mais tu crois qu’il répond ! Tu crois ! Il est tard pour l’école ! »
J’avais en effet du mal à articuler la moindre parole qui ne fut pas un râle tant j’étais occupé à contracter mes entrailles, aussi pour ne pas inquiéter je ne répondis pas…La targette de la porte ne fonctionnait plus depuis longtemps, au bout d’un bref instant, la porte des cabinets s’ouvrit en grand. Ma grand-mère entra escortée de ma mère, de Juliette et de Mme A. nos deux voisines d’étage probablement riches d’une expérience particulière et requises pour la bonne cause.
Claude, mon frère, partait déjà à l’école sans plus m’attendre…ce qui signifiait que j’étais abandonné définitivement à l’expertise de ces dames, déterminées à obtenir un résultat.
L’heure devenait grave. On me rassura d’abord, ma mère se fit tendre et commença à me vanter les vertus de notre voisine de palier Juliette qui était prête, si je l’acceptais à m’administrer un remède qui ne pouvait que s’avérer indolore, rapide et efficace: le procédé consistait donc à réaliser une pointe de papier journal, (ah ! ce papier journal, comme l’on savait t’utiliser alors ! Il ne servait pas seulement qu’à nettoyer les vitres) un petit cornet de papier, lequel mouillé et enduit généreusement de savon de Marseille provoquerait après introduction dans l’orifice anal des spasmes libérateurs.
Je n’eus pas d’autre choix que de me soumettre à l’expérience menée magistralement par Juliette tandis que j’étais rassuré par d’autres mains et des paroles qui ne soulageaient en rien mon angoisse. On ne voulait pas attendre trop longtemps l’effet désiré et devant cet échec un mot tant redouté échappa à l’une de mes libératrices :
– « Crois-moi ma fille, as’mma raïn… : écoute mes conseils, il n’y a qu’un bon lavement… ».
Pour moi, cette constipation commençait à se transformer irréversiblement en constipation cérébrale : le blocage n’était plus seulement qu’intestinal…
« Va faire chauffer de l’eau, apporte l’escabeau et monte prendre le lavement, il est là-haut sur l’étagère. La canule, elle est là, dans le tiroir de la pharmacie » L’annonce de la nouvelle stratégie proposée par ma grand-mère eut pour effet de me glacer de terreur :
« Non, pas le lavement, je ne suis pas malade, pas le lavement ! »
J’ai le souvenir de ce cylindre émaillé blanc, le lavement, que l’on tirait de son étagère et que l’on posait comme une menace de punition devant mon frère lorsqu’il rechignait à manger. On y avait droit d’emblée, allez savoir pourquoi, dés que nous avions un peu de fièvre, lorsque nous couvions un bonne grippe ou bien une angine. Mais l’occasion inespérée d’aujourd’hui rendait enfin à cet instrument son utilité première.
« L’eau, pas trop chaude, attention hein ! »
Je me débattais tant bien que mal, en tenant à deux mains bien agrippées à ma culotte tout en sachant que j’allais succomber d’un instant à l’autre, lorsque j’entendis la voix de Fatima. La “mauresque” qui venait, comme tous les matins, effectuer les deux heures de ménage quotidien demanda ce qui se passait et quand on lui eut expliqué la raison de mes cris elle s’avança vers moi en se frayant un passage au milieu de toutes ces femmes. Elle m’embrassa, me rassura de son sourire et de quelques mots en arabe, puis se lança dans des conciliabules avec ma mère. Je compris qu’elle se faisait expliquer toutes les tentatives menées par nos expertes. Et puis avec douceur et des gestes sûrs, elle me leva les deux bras, me bloqua les hanches et me fit effectuer des torsions du tronc à gauche puis à droite, ensuite elle m’inclina le haut du corps d’un côté puis de l’autre…
Enfin, à ma demande, tout le monde sortit…Merci Fatima.
Au bout de cet épisode, plus besoin de changer de bol : le café au lait avait eu le temps de refroidir…
Excellent témoignage bien écrit et toujours avec un humour dont seul Guynot à le secret… Mdr !!! Merci. Ha au fait c’était quoi comme journal ?…
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